Nokia et Ericsson. Les derniers remparts européens face à la Chine
En partenariat avec Bisatel Telecom
Dans la bataille mondiale pour la suprématie des infrastructures télécoms, deux champions européens résistent à l’hégémonie chinoise. Le finlandais Nokia et le suédois Ericsson incarnent désormais les derniers bastions occidentaux face à Huawei et ZTE, dans un contexte géopolitique où la souveraineté numérique devient un enjeu stratégique majeur pour l’Union européenne.
Un duopole européen face au géant chinoisLe marché mondial des équipements de télécommunications, évalué à 314,6 milliards de dollars en 2024 selon Global Market Insights, est dominé par un trio de tête : Huawei, Ericsson et Nokia. Ces trois acteurs concentrent à eux seuls 37,5 % des parts de marché des infrastructures réseau destinées aux opérateurs télécoms. Derrière eux, ZTE et Samsung complètent le quintette des fournisseurs majeurs qui façonnent l’architecture des réseaux mobiles mondiaux.
Nokia, issu de la fusion avec Siemens Networks puis de l’acquisition d’Alcatel-Lucent et de ses prestigieux Bell Labs, dispose d’un portefeuille technologique sans équivalent. L’équipementier finlandais revendique 2 149 brevets déclarés dans la 5G, contre 1 494 pour Ericsson, ce qui le place en tête devant Huawei avec 1 584 brevets obtenus. Cette complémentarité entre réseaux et terminaux, héritée de son histoire dans la téléphonie mobile, confère à Nokia un avantage structurel dans la qualité des services mobiles.
Ericsson, de son côté, a choisi une stratégie de recentrage sur les réseaux en se montrant plus sélectif dans ses investissements en recherche et développement. Si le groupe suédois affiche un nombre supérieur de contrats commerciaux 5G, les analystes soulignent que Nokia reste le seul équipementier capable de rivaliser avec Huawei sur l’ensemble de la chaîne de valeur : accès, transport, agrégation de trafic, transmission optique, commutation, routage et câbles sous-marins.
La guerre commerciale sino-occidentale bouleverse l’échiquierLes tensions géopolitiques entre l’Occident et la Chine ont profondément reconfiguré le marché des équipements télécoms. Depuis 2019, les États-Unis ont engagé une offensive diplomatique pour convaincre leurs alliés d’exclure Huawei de leurs réseaux 5G, arguant de risques d’espionnage liés aux liens présumés entre l’entreprise et le gouvernement chinois. Le Royaume-Uni, l’Australie, le Japon et la Nouvelle-Zélande ont progressivement cédé à cette pression, bannissant ou limitant drastiquement la présence du géant de Shenzhen dans leurs infrastructures critiques.
En Europe, la situation demeure contrastée. En novembre 2025, la Commission européenne a annoncé travailler sur une législation visant à contraindre les 27 États membres à retirer les équipements Huawei et ZTE de leurs réseaux 5G et fibre optique. La vice-présidente Henna Virkkunen, en charge de la souveraineté technologique, souhaite transformer la recommandation de 2020 en obligation juridique, assortie de sanctions financières en cas de non-respect. Pourtant, seuls dix pays européens ont effectivement mis en œuvre des restrictions contre les fournisseurs jugés à haut risque.
L’Allemagne illustre parfaitement ces contradictions. Près de 60 % des équipements 5G du pays proviennent de groupes chinois, et selon l’expert John Strand, l’intégralité du réseau mobile de Berlin repose sur des technologies Huawei. Les puissants secteurs industriels allemands, de l’automobile à la chimie, freinent toute mesure susceptible de froisser un partenaire commercial majeur. Un accord de 2024 entre Berlin et les opérateurs prévoit toutefois le retrait progressif des composants Huawei des cœurs de réseau d’ici 2026.
Des champions européens sous pression économiqueParadoxalement, l’exclusion de Huawei n’a pas généré la manne espérée pour Nokia et Ericsson. Le ralentissement des investissements des opérateurs dans la 5G a provoqué une contraction du marché, obligeant les deux équipementiers européens à des restructurations douloureuses. En 2024, les ventes nettes de Nokia ont chuté à 22,7 milliards de dollars, avec une division réseaux mobiles en recul de 21 % sur un an. Le groupe finlandais a annoncé la suppression de 14 000 postes d’ici 2026, soit 16 % de ses effectifs, pour réaliser 1,2 milliard d’euros d’économies.
Ericsson traverse une période similaire avec un plan de 8 500 suppressions d’emplois. Les dirigeants des deux groupes pointent la digestion des stocks par les opérateurs et les vents contraires macroéconomiques qui allongent les cycles de vente. Seuls 10 % de la population mondiale hors Chine habite dans une zone effectivement couverte par la 5G, ce qui témoigne du retard pris dans le déploiement commercial de cette technologie.
Face à ces défis, de nouveaux acteurs émergent sur le marché des infrastructures télécoms. L’accompagnement à la création d’opérateurs télécoms permet désormais à des entreprises de taille intermédiaire de se positionner sur des segments de marché spécifiques, contribuant à diversifier l’écosystème et à réduire la dépendance aux grands équipementiers.
Pékin resserre l’étau sur les EuropéensEn représailles aux restrictions occidentales, la Chine a intensifié sa stratégie d’autosuffisance technologique en marginalisant Nokia et Ericsson sur son propre marché. La Cyberspace Administration of China a mis en place des audits de sécurité particulièrement contraignants pour les équipementiers étrangers, qui doivent désormais documenter en détail chaque composant de leurs systèmes et justifier de leur contenu local. Ces procédures opaques, surnommées mécanisme de la « boîte noire », peuvent s’étirer sur plus de trois mois, créant une incertitude qui favorise mécaniquement les concurrents chinois.
Les conséquences sont déjà visibles. La part de marché de Nokia et Ericsson en Chine s’effondre, alors que ce pays représente un marché stratégique : en 2020, les opérateurs chinois ont acheté environ 700 000 stations de base 5G. Ericsson tire encore 8 % de ses revenus de l’Empire du Milieu, mais cette proportion pourrait diminuer drastiquement si Pékin décide d’attribuer les prochains contrats exclusivement à Huawei et ZTE. Cette asymétrie illustre le déséquilibre de la réponse européenne : tandis que la Chine protège farouchement son marché intérieur, Huawei et ZTE conservent entre 30 et 35 % du marché européen des infrastructures mobiles.
La course à la 6G : enjeu de souverainetéConsciente d’avoir pris tardivement le tournant de la 5G, l’Union européenne mise sur la sixième génération de réseaux mobiles pour reconquérir sa souveraineté technologique. Les projets Hexa-X et Reindeer, pilotés par des consortiums public-privé impliquant Nokia, Ericsson, Orange et des organismes de recherche, visent à définir une feuille de route pour faire de l’Europe le leader mondial de la 6G, dont le déploiement est attendu à l’horizon 2030.
La 6G promet des débits dix fois supérieurs à la 5G et cent fois plus rapides que la 4G actuelle. Au-delà des performances techniques, cette nouvelle génération représente un enjeu industriel majeur. Nokia vise des opérations neutres en carbone d’ici 2040 et développe des radios alimentées par énergies renouvelables. Les deux équipementiers européens ont également étendu leurs capacités de production aux États-Unis pour se prémunir contre d’éventuelles mesures tarifaires et maintenir leur compétitivité sur le marché nord-américain.
L’évolution des technologies de connectivité transforme également les usages professionnels et grand public. Les solutions de connectivité internationale par SIM et eSIM illustrent cette mutation vers des services plus flexibles, répondant aux besoins de mobilité croissants des utilisateurs à travers le monde.
Perspectives et défis pour l’écosystème européenL’avenir de Nokia et Ericsson dépendra de leur capacité à naviguer dans un environnement géopolitique de plus en plus fragmenté. La montée en puissance de l’Open RAN, architecture ouverte permettant de combiner des équipements de différents fournisseurs, pourrait redistribuer les cartes en réduisant la dépendance aux solutions propriétaires. En septembre 2024, T-Mobile, NVIDIA, Ericsson et Nokia ont établi un Centre d’Innovation AI-RAN dans l’État de Washington pour explorer les synergies entre intelligence artificielle et réseaux mobiles.
Pour les opérateurs européens, le choix des fournisseurs devient un exercice d’équilibriste. Huawei demeure technologiquement performant et compétitif en termes de coûts, mais géopolitiquement sensible. Les équipementiers historiques traversent des difficultés financières, tandis que les acteurs Open RAN peinent encore à démontrer leur maturité technique à grande échelle. Cette situation crée un écosystème d’approvisionnement moins prévisible et potentiellement moins sécurisé que celui que les politiques de sanctions visaient initialement à construire.
Dans ce contexte, Nokia et Ericsson incarnent bien plus que deux entreprises technologiques : ils représentent la capacité de l’Europe à préserver son autonomie stratégique dans un secteur critique pour l’économie numérique. Leur survie et leur développement conditionneront largement la résilience des infrastructures de communication du continent pour les décennies à venir.
Sources et références
- Global Market Insights – Telecom Equipment Market Report 2024-2034
- ResearchAndMarkets – 3Q 2024 Telecom Vendor Analysis
- Commission européenne – Boîte à outils 5G et rapports de mise en œuvre
- Bloomberg – Couverture des politiques européennes sur Huawei
- L’Usine Nouvelle – Analyses du marché des équipementiers télécoms
- Dell’Oro Group – Études sur le marché des infrastructures réseau
- Counterpoint Research – Analyses des parts de marché 5G
- IFRI – The Huawei Saga in Europe Revisited (2025)
- Euronews – Couverture des politiques 5G de l’UE
- Telco Magazine – Global Telecom Vendors Market Analysis